Si dure liberté 'grande' !
Depuis quelques années un peu partout dans le monde la liberté est limitée, discutée, critiquée, contrainte, bafouée, reniée, retournée, systématiquement.
« Systématiquement » est le mot car cette charge multiforme contre la liberté est tout à la fois systématique et systémique; elle est le fait du système plouto-oligarchique mondialisé qui nous enserre progressivement dans ses lacs totalitaires. Qu’ils soient sani-totalitaires, clima-totalitaires, il s’agit toujours au bout du compte de nous asservir au plus vite et de nous faire taire !
Le paradoxe, et plus même, la contradiction oxymorique, est que cet asservissement au maître qui veut, nous asservissant, nous réduire au silence, soit, comme l’affirme La Boétie, et comme souvent on le constate, volontaire !
« Qui le croirait, s’il ne faisait que l’ouïr dire et non le voir ? »Discours de la servitude volontaire, Tel Gallimard.
Or, La Boétie nous la fait voir, cette servitude « volontaire », passant en revue les différentes façons qu’a l’homme d’éviter de « se remettre en son droit naturel »Ibid., p.85. : en ayant « intelligence » avec l’oppresseur, en se faisant « receleur » du « larron qui (le) pille », « complice » de celui qui le tue, en oubliant son état de « franchise » (de liberté) naturelle antérieur dés lors qu’il a accepté la servitude, s’habituant à elle et à son « venin » comme « on dit de Mithridat qui se fit ordinaire à boire le poison », en s’ôtant tous les moyens de la mémoire et de la réflexion, ne regardant que ce qui est devant ses pieds, s’empêchant ainsi de « se remémorer les choses passées pour juger de celles du temps advenir, et pour mesurer les présentes », en se complaisant dans la mollesse et l’avachissement, qu’entretient le tyran par ces « appâts de la servitude »: divertissements divers, « farces », « spectacles », « gladiateurs », « vestes estranges ».
Tout ce qui montre chez les tyrans comme une volonté d‘« abêtir leurs sujets », de les « endormir … sous le joug », de les « effeminer » par de niais amusements, « vilain plaisir qui leur passait devant les yeux » , tout ce que de nos jours Zbigniew Brzezinki, membre de la commission trilatérale, ex-conseiller de Jimmy Carter appellera « tittytainment » : ces nouveaux « appâts de la servitude », nouveaux « allechements », nouvelles « drogueries » que sont les multiples divertissements abrutissants de nos jours, télévisuels ou autres, que l’on tète comme un nourrisson le sein d’une nourrice intarissable, dont se nourriront comme d’une drogue qui paralyse toute volonté et tout esprit critique tous les laissés pour compte de la mondialisation, tous ces gens (qui « ne sont rien » dira Macron) dont la caste plouto-oligarchique n’aura plus besoin pour maintenir l’activité de « l’économie mondiale » et qu’il s’agira de maintenir dans une dépendance en les endormant sous leur jougs.cf. La conclusion du premier State of the World Forum du 27 septembre 1995.
Voilà donc une autre modalité du « Panem et circenses » des Romains, une autre façon de « sucrer » la servitude, comme dit La Boétie. À quoi s’ajoute l’émulation et la concurrence entre les candidats à la servitude, « ainsi le tyran asservit les sujets par le moyen des autres » et se tirant « plus arrière de sa liberté » à mesure qu’il s’approche du tyran.
Non seulement donc il s’agit prioritairement de museler et de faire taire car le pouvoir du maître est d’abord et avant tout une question de mots et de langage, mais de le faire avec la participation à la fois active et passive de l’esclave qui établit et consolide le maître dans sa position de maître.
Il serait lassant et assez vain d’énumérer aujourd’hui, à peine sommes-nous sortis (provisoirement sans doute) de l’imposture sanitaire, - pandémie de panique organisée aux fins de servitude volontaire-, les exemples de cette émulation entre les candidats à la servitude …
Mieux vaudrait peut-être essayer d’approcher avec d’autres mots (ceux du poète pour commencer), ce qui fait que la liberté est cette chose à la fois si grande et si redoutable, si nécessaire et si impossible, si tragique finalement !
« Grande » pour commencer, tant elle semble comme le souvenir d’un Paradis perdu, comme la mémoire de Jérusalem et de Sion chanté par les Hébreux captifs à Babylonecf. Le psaume CXXXVII et le roman de Faulkner, Si je t’oublie Jérusalem . « Grande » la liberté car pressentie comme un appel à retrouver ce Paradis perdu.
On se tournera pour commencer vers les mots du poète plutôt que vers ceux du philosophe pour approcher de façon plus sensible que conceptuelle, la nature de la liberté, ce qu’elle a d’originaire en l’homme, de naturel, et ressentie comme une aspiration d’air pur surgissant dans un lieu clos, enfermé, confiné.
Nous irons vers les mots de Julien Gracq (ses poèmes en prose de Liberté grande), qui appelleront ceux d’Étienne de la Boétie (De la servitude volontaire) et de Dostoïevski (La légende du Grand Inquisiteur) et pour finir ceux de William Faulkner (son grand roman polyphonique: Si je t’oublie Jérusalem).
Parcourant librement ce recueil de poèmes en prose que Julien Gracq a pour la plupart écrits dans ce temps de liberté suspendue du camp de prisonniers, de juin 1940 à février 1941 et qu’il a intitulés Liberté grande, nous cueillerons et ferons un bouquet de mots, images, expressions, qui nous semblent faire de ces poèmes en liberté comme un exercice propédeutique au retour de l’évidence salutaire de la liberté. Ils nous conduiront, guidés par La Boétie et Dostoïevski, à voir que cette liberté, aussi naturelle que salutaire, est aussi une charge d’être et de penser dont beaucoup préfèrent se défaire, la remettant à ceux qui les asservissant les libèrent du beau souci d’être libre !Le contexte de la Servitude volontaire de La Boétie est celui des guerres civiles et religieuse du XVI° siècle, celui de Liberté grande de Julien Gracq est celui de la deuxième guerre mondiale et du désastre de 1940, celui des Frères Karamazov et La légende du Grand Inquisiteur (1880) avec son thème central du parricide élargit le motif du conflit aux dimensions métaphysiques d’une humanité tragiquement déchirée. De même le roman contrapuntique de Faulkner Si je t’oublie Jérusalem qui raconte en 1938 deux histoires qui se déroulent au début des années 1930, dans un contexte de grande dépression, suite à la grande crise de 1929.
Le recueil de Gracq, Liberté grande, représente déjà une sorte de libération formelle puisque poème en prose, libéré des exigences du vers comme des contraintes du roman.« L’écriture poétique », écrit Bernhild Boie dans sa « notice » à l’édition de la Pléiade, « avance librement dans un espace désencombré d’obstacles ». Poèmes en prose sous le signe de la liberté surréaliste qui veut se dégager de « la surveillance de la raison ». Rien à voir néanmoins avec le libre n’importe quoi de l’écriture automatique.
Liberté « grande », pour Julien Gracq, celle d’entrevoir l’envers des cartes du « grand jeu » de la vie. Une liberté de la singularité sans cesse réaffirmée, ce qui ne l’empêche pas d’être en quête d’universel ou d’absolu : « J’ai parfois songé à retourner ces vignettes obsédantes, ces tarots d’un jeu de cartes fourbe - à chercher pour qui ces figures à jamais en moi singulières pouvaient n’avoir qu’un même envers. ». Le poète énumère librement des épiphanies quotidiennes et singulières comme autant de « vignettes obsédantes » dont l’envers serait le fin mot de leur énigme. La liberté, toujours éminemment, absolument singulière s’adosse à une nécessité d’absolu, l’eau et le feu, ces éléments contraires, associés dans un « songe salé d’embrun solaire ».De même, dans le roman Si je t’oublie Jérusalem, Faulkner associe l’ « eau brune » tourbillonnante du mascaret et « la panse bourrée de feu de la locomotive » et il donne à voir au loin « une maison en flammes » brûlant dans le crépuscule « au-dessus des eaux désolées », p.91. La liberté n’est pas débandade de l’imaginaire mais ascèse initiatique, pythagorique ou pythagoricienne. C’est le chiffre initial de notre nature.
Une liberté de l’imaginaire, dans les poèmes de Gracq, toujours aux franges, aux marges, aux « lisières des villes de province », du côté des « boulevards excentriques », vers ce non-lieu des banlieues, le « sésame crapuleux des faubourgs », toujours du côté des interstices, des failles, déhiscences, « comme une blessure où la vie se fait plus attentive », ou du « précipice vertical » de l’évidence, un nu dévoilement.
Là où devient possible tout « appareillage » (appareillage « nocturne » ou « ambigu ») et tout « lâchez-tout », son « coup de clairon » triomphal, comme ce lâchez tout qu’il a ressenti en 1925, à Saint-Nazaire, au lancement du paquebot Île de France. « Chaque fois dira GracqPréférences, p. 850; Liberté grande, p.270. que je retrouve, au hasard d’une lecture, cette impression de lâchez-tout, c’est avec la même secousse (…) Peut-être y a-t-il toujours, derrière, cette image de jeunesse, ce glissement sans retour: le lancement d’un énorme navire. »
La liberté - ou plutôt la libération -, est comme l’injonction à un désarrimage.
« … Désarrimage enfin possible », un « jeu plus libre aux règles de la pesanteur », « toutes amarres rompues, toute pesanteur larguée », en route vers « un port du large lavé des vents ». En quête toujours d’une « terre promise », ou « la vallée de Josaphat », « la tête sur la table, au centre de la ronde de fraîcheur. »
Voilà qui fait alors du poète (de l’homme) « un lieu pur d’échange et d’alliance » et non d’ « intelligence » avec l’ennemi, dans un rapport d’équivalence et non de soumission. C’est que, écrivait de son côté La Boétie, « la nature, la ministre de dieu, la gouvernante des hommes nous a tous faits de même forme, et comme il semble, à même moule, afin de nous entreconnoistre tous pour compagnons ou plustost pour frères ». Naturelle et « fraternelle affection » visant à l’équilibre entre les uns qui ont « puissance de donner aide » et les autres « besoin d’en recevoir. »
Voilà qui délie de l’asservissement quelque forme qu’il puisse prendre.
On voit que la liberté, à retrouver dés lors qu’elle a été oubliée, s’appelle libération. Une libération de l’usage habituel et de la coutume. C’est bien, dit La Boétie, cette accoutumance à servir qui fait perdre à l’homme « la souvenance de son premier estre, et le désir de le reprendre »Discours de la servitude volontaire, p.93. . La liberté comme libération fait sécession d’avec tous les usages, les emplois, les rôles imposés. C’est, autrement dit, par La Boétie une façon « de se remettre en son droit naturel ». D’où cette abondance, dans les poèmes en prose de Gracq, de lieux désaffectés : «… forêts désaffectées des environs de Paris », « hôtel désaffecté de la plage », « usines désaffectées où tremblent au vent des bouquets de filasse », « charmantes gares de campagne désaffectées que la ville a avalées au passage… »).
De même l’homme libre est-il littéralement désaffecté, dégagé de toute affectation, autrement dit, de toute assignation à une fonction, à un rôle imposé, l’homme libre est en suspens, ne répondant que de lui-même, de son être de « plante humaine », de sa « pure conscience d’être » et refusant de « se prêter au jeu » comme dira Julien Gracq dans Un beau ténébreux. C’est ce que La Boétie appelait « être à soi-même » et c’est ce qui est impossible en état de servitude: « Quelle condition est plus misérable que de vivre ainsi qu’on n’aie rien à son tenant d’autrui son aise, sa liberté, son corps et sa vie ? »Ibid., p.121.
C’est, encore une fois, une façon d’en revenir à l’évidence du droit naturel.
Cette libération, (désaffectation et détachement), Julien Gracq en fait preuve en 1940, quand il est fait prisonnier et interné au camp d’Elsterhost, en Silésie. D’après le témoignage d’un autre prisonnier (qu’il a connu au Lycée Henry IV), Armand Hoog, seul Julien Gracq au milieu d’une cohue de prisonniers dans les halles d’Ypres, au second jour de captivité, « fut pour nous tous un sujet permanent d’admiration (…) Nous n’aimions pas du tout ce camp, cette angoisse de la faim, cette misère totalitaire. Qu’on ne nous parle plus de mystique de la communauté, nous sortons d’en prendre. Mais ce Gracq, le plus individualiste, le plus anticommunautaire de tous, le plus férocement antivichyssois, il passait là-dedans comme soutenu par son mépris, sans se laisser atteindre. »
Libération, ce mouvement ou cette aération, aspiration (la poitrine jouant « comme une bête qui s’éveille d’aise »), vers les « hauts lieux » et les hautes surfaces ». Car les bêtes, comme le disait La Boétie, qui « encore sont faites pour le service de l’homme, ne se peuvent accoutumer à servir, qu’avec protestation d’un désir contraire ».Ibid., p.93. Comment alors concevoir que l’homme « seul né, de vrai pour vivre franchement ait pu « dénaturer » au point de perdre « la souvenance de son premier estre et le désir de le reprendre » ?
Et pourtant, que de soumission volontaire, que d’abandon désinvolte des libertés premières en ces périodes récentes d’imposture Covid et de prétendue « crise sanitaire » ! En fait, encore une fois : crise sani-totalitaire !

La liberté ne sait pas où elle va mais elle va. Elle est, écrit encore Julien Gracq dans Liberté grande, comme cet « allègement pour le coeur qui s’abandonne au pur voyage »; elle est « pour l’âme en migration (…) un événement d’ailes, une fraîcheur de résurrection », son regard est « le pur regard sans but d’une vigie ».
Regard sans but d’une vigie : loin de toute sensibilité surréaliste, tel est pourtant, exactement, le regard d’un de Gaulle, un « beau ténébreux » lui aussi, Amadis de Gaule abandonné d’une Oriane-France, quand il fait sécession en juin 40, rompt les amarres et manifeste ainsi la sécession-sommation d’une liberté. D’une certaine façon c’est le dénuement absolu de la désaffectation, ce moment de liberté « grande », et lui seul, qui ouvre tous les possibles. Comme l’écrit de Gaulle dans ses Mémoires, « Je n’étais rien au départ (…) Mais ce dénuement même me traçait ma ligne de conduite. (…) Tout limité et solitaire que je fusse, et justement parce que je l’étais, il me fallait gagner les sommets et n’en descendre jamais plus. » De Gaulle, désaffecté (pour reprendre le terme de Gracq), au matin du 18 juin 40 est aussi libre totalement, que totalement démuni: « je m’apparaissais à moi-même seul et démuni de tout, écrit-il, comme un homme au bord d’un océan qu’il prétendrait franchir à la nage. »
Rien de facile qu’une telle liberté, au prix d’un tel dénuement. Dure liberté que la liberté « grande » !
L’une des deux histoires qui constituent le roman de Faulkner, Si je t’oublie Jérusalem (en référence à ce psaume CXXXVII qui chante la constance des Hébreux captifs à Babylone à célébrer le souvenir de Sion), est celle de Harry et de Charlotte, couple adultère qui choisit de rompre avec les convenances sociales, là aussi dans une sorte de « lâchez tout ! », avec les convenances donc, la respectabilité petite bourgeoise, les contraintes financières (« ce foutu argent, ce trop d’argent »Si je t’oublie Jérusalem, p.153. ), tous les rôles, ceux de mari, de femme et de mère, non par facilité car, dit Charlotte qui laisse derrière elle ses deux filles, « c’est que l’amour et la souffrance sont une seule et même chose et que la valeur de l’amour est la somme de ce qu’il faut payer pour le connaître ». L’un et l’autre identifiant l’amour à la liberté, ce qui s’ouvre à l’inconnu, vers des « espaces inconnus et vides où nul rivage n’est visible ». L’amour comme la liberté apparaît comme quelque chose d’immense, d’illimité, qui ne meurt pas: « On dit que l’amour entre deux êtres meurt. Ce n’est pas vrai, il ne meurt pas. Tout simplement il vous quitte, il s’en va, si on n’est pas assez bon, si on n’est pas assez digne de lui »Ibid., p.104. Pour eux l’amour comme la liberté, cette liberté de l’amour et de l’amour libre, est renoncement, de plus en plus sur le chemin de leur errance qui va ainsi obliger Charlotte à « renoncer à son emploi pour partir en plein mois de février et aller vivre dans un puits de mine en Utah, sans chemin de fer ni téléphone, ni même de chiottes décentes, et tout ça pour un salaire de… »Ibid., p.151.
Si dure liberté grande ! D’où cette pente, chez la plupart, non seulement à consentir à la servitude mais à s’y livrer pour se délivrer d’un poids insupportable qui fait que l’homme semble avoir « non pas perdu sa liberté mais gagné sa servitude ».Discours de la servitude volontaire, p.96.
Dostoïevski, dans la Légende du Grand Inquisiteur qu’il a inscrite au coeur de son roman Les frères Karamazov, donne une dimension à la fois politique, morale, métaphysique et religieuse à cette abdication de la liberté qui donne toute licence à l’établissement d’un monde totalitaire.
L’histoire est la suivante, imaginée par l’un des frères Karamazov, Ivan, qu’il raconte à son frère Aliocha : dans une Séville du XVI° siècle où sévit l’Inquisition, il se trouve que le Christ, revenu incognito sur terre, croise sur son chemin le Grand Inquisiteur. Celui-ci n’accepte pas ce retour inopiné, incongru, perturbant l’ordre établi, maintenant que toute autorité a été transmise au Pape et que le peuple est délivré du poids d’être libre.
Le Grand Inquisiteur accuse le Christ d’avoir, au désert, refusé de changer les pierres en pain, d’avoir refusé de contraindre à la foi par la séduction d’un miracle, d’avoir ainsi refusé de priver l’homme de sa liberté, lequel est pourtant toujours prêt à la troquer contre du vin et à implorer : « Réduisez-nous plutôt en servitude mais nourrissez-nous. »Les frères Karamazov, Folio classique, p.353.
« …tu veux, reproche au Christ le Grand Inquisiteur, aller au monde les mains vides, en prêchant une liberté que leur sottise et leur ignominie naturelles les empêchent de comprendre, une liberté qui leur fait peur, car il y a et il n’y a jamais eu rien de plus intolérable pour l’homme et la société ! (…) As-tu donc oublié que l’homme préfère la paix et même la mort à la liberté de discerner ? Il n’y a rien de plus séduisant que le libre arbitre mais aussi rien de plus douloureux. »

« En acceptant la pourpre de César, poursuit le Grand Inquisiteur, tu aurais fondé l’empire universel et donné la paix au monde ». Et les hommes eux-mêmes ? « Oh ! Nous les persuaderons qu’ils ne seront vraiment libres qu’en abdiquant leur liberté en notre faveur.»
On voit de quelle façon prémonitoire Dostoïevski dénonce cette inclination vers « l’empire universel » au prix du sacrifice de la liberté. Du repos et du pain assuré à tous au prix de leur servitude. L’égalité, l’uniformité dans la servitude préférées à l’inégalité des plus forts qui ont préféré la liberté.
Il est difficile de ne pas lire cette « légende » ou « parabole » à la lumière de ce que nous avons vécu récemment et continuons de vivre aujourd’hui : tentation totalitaire de plus en plus évidente qui anime les castes au pouvoir au nom d’une « mondialisation » que le peuple acceptera de croire « heureuse » pourvu qu’il se trouve déchargé du poids de sa liberté !
De fait, une grande partie de la population n’est-elle pas prête à accepter une société de contrôle à la chinoise en échange d’un « revenu universel » ? Et que dire de ce « refus de discerner » quand on a si globalement refusé de « discerner » le bien du mal dans ces injections expérimentales appelées « vaccins » et qu’on a criminalisé ceux qui entendaient, librement, exercer leur propre discernement ?
Le contrôle totalitaire de la vie des hommes, dans ce qu’elle a de plus intime est également annoncé par le Grand Inquisiteur: « Suivant leur degré d’obéissance, nous leur permettrons ou leur défendrons de vivre avec leurs femmes ou leurs maîtresses, d’avoir des enfants ou de n’en pas avoir, et ils nous écouterons avec joie. Ils nous soumettront les secrets les plus pénibles de leur conscience, nous résoudrons tous les cas et ils accepteront notre décision avec allégresse, car elle leur épargnera le grave souci de choisir eux-mêmes librement. »
Qu’en est-il aujourd’hui ? N’a-t-on pas affaire à une ingérence totalitaire dans tout, y compris dans nos comportements et dans nos choix les plus intimes: éducation à la sexualité inscrite dans les programmes scolaires, interdiction de l’enseignement à la maison, politique de santé gérée universellement depuis l’OMS, associée à des interdictions de déplacement pour les contrevenants…? Et cela dans l’indifférence du plus grand nombre.
Harry, dans le roman de Faulkner en arrive aux mêmes conclusions que celles du Grand Inquisiteur, et à peu près dans les mêmes termes: « Si Jésus revenait sur terre, il nous faudrait le crucifier bien vite pour nous défendre, pour justifier et préserver la civilisation que nous nous sommes efforcés de créer et de perfectionner à l’image de l’homme, pour laquelle pendant deux mille ans nous avons travaillé, souffert, hurlé et sacré de rage et d’impuissance à l’heure de notre mort » car de fait « nous avons réussi à nous débarrasser enfin de l’amour tout comme nous sommes débarrassés du Christ. Nous avons la T.S.F. pour remplacer la voix de Dieu… »

Mais lui, Harry, veut continuer de croire en l’amour transcendant, absolu, même s’il s’en sait moins digne que Charlotte, il veut croire en l’amour qui ne meurt pas (il ne meurt pas, « ce sont les gens qui meurent »), il veut poursuivre sur cette route escarpée de l’amour libre, de la liberté de l’amour, de l’amour et de la liberté. Reste que cette quête aride d’amour et de liberté dénuée de servitude n’est pas seulement âpre et terrible, elle est de bout en bout ponctuée d’échecs, de contradictions et débouche sur un désastre et un refuge dans la captivité.
Non seulement, en effet, Harry reste asservi à la société marchande pour pouvoir tout simplement survivre mais cela sur un mode avilissant : il écrit des articles plus ou moins pornographiques (Charlotte elle-même va vivre un moment des figurines grotesques qu’elle modèle de ses mains et qu’elle vend, ici et là), il en vient à proposer avec « une ironie cruelle » ses services d’ « avorteur professionnel » et il finira en prison, après la mort de Charlotte, suite à l’avortement raté qu’il a lui-même pratiqué.
Une telle destinée ne fait pour autant pas le procès de l’amour ou de la liberté mais elle fait voir leur extrême, tragique, ambiguïté, la liberté n’étant peut-être, comme la virginité, que « cet état, ce fait qui n’existe vraiment qu’à la minute même où on sait qu’on le perd. » Pour Harry, il le dit, « l’amour ne peut pas durer. Il n’y a pas de place pour lui dans notre monde actuel ». De même pour la liberté. Alors son mot d’ordre devient: « -se conformer ou mourir. » Autrement dit : « La liberté ou la mort » qui inscrirait la liberté dans cette loi du Tout ou Rien. Sauf que Harry refusera, une fois dans sa prison, cette fausse liberté du cyanure que lui propose le mari de Charlotte Rittenmeyer et il aura pour lui-même cette pensée sublime: « Entre le chagrin et le néant je choisis le chagrin ». Il choisit donc librement la prison et la souffrance morale, cette dure liberté de la « la mémoire, éternelle et inévitable, aussi longtemps qu’il y aurait une chair pour la titiller » car « si le souvenir existe en dehors de la chair ce ne sera pas le souvenir ». Autrement dit encore : tout comme l’amour et la liberté, il n’est de souvenir qu’incarné.
Dans ce roman de Faulkner, en contrepoint et alternativement à cette histoire d’amour-passion de Harry et de Charlotte, se déroule l’épopée anonyme du « forçat » qui lutte héroïquement contre l’emportement d’un « vieux père » Mississipi, « Old Man River » déchaîné (la grande inondation de 1927) et sauve de la noyade une femme et l’enfant dont elle est grosse, qu’il aidera à accoucher.
Dans ce contrepoint des deux histoires on voit ce paradoxe d’un médecin, Harry, embarqué volontaire dans un dénuement qu’il croit libérateur mais qui conduit à la mort et à la captivité, et d’un forçat embarqué involontaire dans une épopée libératrice qu’il assume généreusement pour la femme et l’enfant qu’il sauve mais qu’il refuse pour lui-même, n’aspirant qu’à réintégrer le cocon protecteur et familier de la captivité. Chassé-croisé liberté-captivité, vie-mort, la mort attachée à celui qui fait de la liberté une ascèse radicale, la vie attachée à celui qui assume la servitude volontaire.
S’agit-il pour autant d’une critique de l’idéal de liberté et d’un plaidoyer pour la servitude volontaire ? Sûrement pas. Il s’agirait plutôt de démêler un malentendu, de mettre au jour les ambiguïtés et les contradictions, de faire voir qu’on n’est pas forcément ce qu’on croit être, qu’on ne veut pas forcément ce qu’on proclame vouloir, que les idées ne sont que de s’incarner dans des actes et que les actes font parfois l’inverse de ce que disent les paroles.
À cet égard le forçat dit explicitement n’avoir que faire de la liberté (« - Ouais, dit le gros forçat. La liberté. Il peut se la garder. »Si je t’oublie Jérusalem, p.101. , contrairement à Harry qui, de façon quelque peu déclamatoire porte « des tas de toasts, à la liberté »Ibid., p.151. et célèbre l’amour absolu. Le forçat dit rejeter tout ensemble amour et liberté, il dit vouloir « tourner le dos pour toujours, tourner le dos à jamais à toute vie féminine et à toute grossesse et retourner à cette existence monastique de fusils et de fers aux pieds où il était à l’abri de tout cela. »
En contradiction avec ce qu’il dit, voilà ce qu’il fait : il libère la femme enceinte, il la sauve de la noyade, la délivre de l’enfant qu’elle porte, qu’elle met au jour avec son aide, il refuse un travail de surveillance des autres forçats qui l’aurait finalement fait complice des maîtres et donc de la servitude qu’ils imposent : « J’aime autant labourer, avait-il dit, sans la moindre trace d’humour »Ibid., p.181. . D’ailleurs lui seul (contrairement à Harry et à Charlotte), exerce sa libre entreprise quand il va à la chasse aux crocodiles, et par cette lutte à mort, corps à corps, qu’il leur livre, gagne le droit d’en vendre la peau, c’est alors qu’il connaît « le plus précieux, le plus cher de sa vie, la permission de travailler, de gagner de l’argent, ce droit, ce privilège qu’il croyait avoir acquis seul, sans assistance, sans solliciter d’autre faveur que le droit d’être laissé seul, libre de mesurer sa volonté et sa force contre le Protagoniste saurien d’un pays, d’une région où il n’avait pas demandé à être jeté… »Ibid., p.283. .
Cru mort, emporté par les flots furieux du Mississipi, il est « officiellement déclaré libre. Mais qu’est-ce-qu’une liberté sur cette méprise, qui ferait de la liberté l’équivalent de la mort ?
On le voit, la liberté, ce « lâchez-tout » qui fait le monde un instant comme « désaffecté » des pesanteurs de l’habitude, de la coutume, des pesanteurs et des obligations sociales, ne se déclare pas, elle se réalise. Ce faisant, elle se révèle bien vite une si difficile oeuvre de libération, ouvrant sur l’angoissant inconnu, que beaucoup préfèrent s’en défaire et l’abandonner à ceux qu’ils constituent ainsi en maîtres et qui, sans cet abandon, ne le seraient pas.
Travail de Sisyphe que cette « Si dure liberté grande », aujourd’hui pourtant plus nécessaire que jamais. Peu importe finalement si l’homme « ne peut atteindre que l’illusion de la liberté et non la liberté elle-même. Mais même l’illusion de la liberté, c’est déjà quelque chose. Il suffit de l’avoir. Si on la perd, il ne reste vraiment plus rien. »Cioran, « Glossaire » in Oeuvres, Quarto, Gallimard.